Isabelle Barth "Du bien au lien"

Convention Esprit de Service France du 10 juin 2022 « Vers une nouvelle relation commerciale » – Plateau 2 : Isabelle Barth, « Du bien au lien ».

Le 10 juin 2022 s’est tenue la 17e convention Esprit de Service France : « Vers une nouvelle relation commerciale ». Pour ce second Plateau, nous avons eu le plaisir de donner la parole à Isabelle Barth, Professeure agrégée des universités en management à l’Université de Strasbourg pour son intervention « Du bien au lien ».

Isabelle Barth se propose de nous faire découvrir les transformations de la notion de commerce à travers les âges et surtout, l’évolution de la perception du métier de commercial et de ceux qui l’exercent.

Comment est-on passé des premières tablettes comptables de Mésopotamie au commerce en ligne d’aujourd’hui et autres applications métaverses ?

Tout d’abord, comment définir ce que l’on appelle « commerce » ? Mot relativement valise, Isabelle Barth nous rappelle que si nous vivons dans le même monde, mais nous n’en avons pas les mêmes points de vue, pas la même vision. Nous pouvons définir la société par l’économie (Marx, par exemple), par la parenté (Lévi Strauss), par la religion (Dumont) ou par la politique (Polanyi) ; le commerce se trouve au carrefour de tout cela.

De même, nous sommes dans des « réalités construites » et nous évoluons dans des « récits ». Et ce que nous percevons comme réalité et issue de ces récits …

La sphère marchande existe également depuis toujours, imbriquée dans la vie quotidienne. Polanyi nous propose de regarder le monde avec deux types de sociétés, celle régie par le contrat, la « gesellschat » et celle non commerciale où le statut domine ; une séparation statut/contrat essentielle actuellement pour comprendre les relations commerciales qui vont petit à petit s’ « autonomiser » par rapport aux autres relations sociétales.  Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont théorisé cela en disant : « on est dans le même monde mais on ne le vit pas de la même façon ». Nous ne voyons pas la guerre en Ukraine de la même façon selon que nous venons du monde de l’opinion, du monde industriel ou du monde marchand, il y a une différence de perception.

D’autre part, la relation commerciale se répand en réseau, contrairement à la relation hiérarchique qui s’emboite ou se décline. Pour Albert Hirschman il existe trois sphères relationnelles : la famille, le monde de la relation politique et celle du monde marchand. La défection n’est possible que dans le monde marchand ; les autres nous obligent à conserver le lien…

Il n’existe pas dans les langues indo-européennes de mot spécifique pour désigner le « commerce ». Et celui-ci est désigné en latin et en grec par askolia, negotium : ne pas avoir de loisir, une activité que l’on définit donc en creux et non en plein. Il y a également cette relation avec la marchandise (mercator, merx) : le commerçant est celui qui transforme la chose en marchandise.

Les premières traces de son émergence date de – 4000 ans avant JC. Les hommes ont toujours vécu le commerce au loin avec des ambitions de déplacements très importants, de manière immédiate et non par cercles concentriques. Ainsi, avec l’apparition de la monnaie (6ème et 4ème siècles av. J.-C.), les réseaux se mettent en place. 

Dans la cité Grec, le commerce est porté par le « métèque », l’étranger … « Les marchands n’existent pas » selon Platon et « faire du profit est à réprouver » pour Aristote.

Le Moyen-Âge voit l’influence de la religion et le rapport au profit devient très fort. Saint Thomas d’Aquin recommande de ne pas faire trop d’argent avec, mais il reconnait le commerce comme essentiel à l’activité humaine.

Au 16e et 17e siècle, place à la prospérité de la nation grâce au commerce – Montesquieu parle ainsi de « doux commerce ».

Le 18e siècle, le capitalisme se théorise et se désencastre vraiment de la sphère sociétale : essor des boutiques, des halles de marchandises … Et en 1770, apparaissent les représentants de commerce, les fameux « colporteurs ».

Le 19e siècle voit l’émergence de la société industrielle : naissance des grands bazars – grands magasins racontés par Zola. C’est aussi l’apparition de la notion d’utilitarisme : on ne fait pas quelque chose pour le bonheur du client, on le fait d’abord pour un chiffre d’affaire.

Mais c’est aussi le siècle de Marx. On commence à voir les inconvénients de cette société industrielle : l’homme est aliéné, on parle de « fétichisation » de la marchandise.

Une dualité qui perdure après les deux guerres mondiales du 20e siècle, entre la célébration de la consommation à travers une culture de masse et la critique montante de la société de consommation et de « l’homo-consommateur » (Braudillard).

Nous en sommes aujourd’hui, malgré les critiques toujours présentes, à l’hyper consommation et à l’hyper choix. C’est l’apparition de la notion d’ubiquité, de la mobilité immobile, de la phygitalisation : commerce en ligne, globalisation, plateforamisation, intelligence artificielle et big data…

Néanmoins, le commerce reste l’un des plus vieux métiers du monde qui va bien au-delà d’une simple commercialisation de la production. Véritable recherche de la relation humaine, le commercial s’inscrit comme un « passeur des mondes ». 

Mais quelle fut l’évolution de la représentation du « commercial » à travers les âges et l’histoire ?

Le commerce est mal aimé. De Homère, évoquant un Ulysse « qui vole, pille, tue, mais ne commerce pas » à Jean-Claude Convenant dans « Caméra Café », à travers l’histoire et la culture les exemples à connotation négative ne manquent pas.

Une vision largement rependue les présente comme « aimant la performance, étant mobiles mais ayant peu d’éthique professionnelle et étant peu cultivés ». C’est une profession offrant peu d’appétence aux étudiants.

Il y a aussi cette notion de rapprochement entre « l’étranger » et la relation commerciale. Simmel parle ainsi des marchands comme des « étrangers de l’intérieur », dans la cité sans y être parce que toujours un pied dehors. Contrairement au DRH, au Comptable, le commercial voit ce qui se passe ailleurs, chez le concurrent – ce qui peut déplaire ou inquiéter…

Son métier est également vu comme une manipulation du désir, d’une envie ; le vendeur va vous suggérer un besoin avec toutes les techniques de la négociation commerciale que l’on connait…

A tout cela s’ajoutent des présumées liaisons coupables avec la guerre (En Ukraine par exemple, ou les raisons commerciales sont présentes, malgré les boycotts) ; avec le vice : cela pose la question de l’éthique : peut-on tout vendre ? à n’importe quel prix ? – ; avec l’« improduction » : pour Aristote le marchand ne produit pas mais fait passer le produit ou le service d’une personne à une autre ou d’une entité à une autre.

Pourtant, si l’on regarde différemment ces liaisons qui persistent à travers les siècles, on voit aussi que le commerce est émancipateur : avec l’argent, je sors du don contre don, je sors de la dette et je peux m’affranchir de relations avec des personnes qui ne me conviennent plus. De plus, le commerce permet de parler contrat et non statut : on ne juge pas un client à sa façon de s’habiller !

Autre question : pourrait-on se passer des commerces et des transactions ?

Des relations non marchandes existent, comme dans le spectacle vivant, le monde de la création, du luxe, ou le commerce est détesté. Mais cela engendre d’autres problèmes !

Quant à un éventuel retour au troc, celui-ci complexifierait aujourd’hui la relation alors que l’argent permet de la simplifier.

Né au début du vingtième siècle, le marketing, marque une inversion complète de la relation : le marketeur ne vend pas, il attend que les personnes viennent acheter. On essaie ainsi d’éliminer les vendeurs. Et depuis les années 80, le marketing attire, contrairement aux métiers du commerce…

De même, dans les années 90, avec le développement de la virtualisation et des sites marchands, ou l’on essaie d’éliminer le commercial en passant directement du producteur au consommateur. Nous avions juste oublié la logistique …

En 2022, le commerce se réinvente à travers plusieurs grandes tendances ; celle du « service sans couture » dans une relation phygitale par exemple. Mais comment passer du magasin au digital sans qu’il y ait rupture de contact et de message ? Et refaire du vendeur le hub de tous les contacts est loin d’être gagné : il est aujourd’hui plutôt actuellement asservi que pilote du système d’information commercial. 

Une seconde tendance consiste à retrouver des émotions. Pour I.Barth, il devient impératif de remettre de l’humain dans un monde désormais submergé par le big data. Nous sommes « assoiffés de relations humaines bienveillantes !

La forte attente RSE, de développement durable, de commerce responsable, d’inclusif dans les équipes de vente et de relation client constitue également une grande tendance. À relativiser néanmoins : en temps de crise, le prix redevient souvent l’argument principal.

En 2022, tout le monde vend. La crise sanitaire et le développement des réseaux sociaux nous ont fait passer du statut de client potentiel à celui de vendeurs.

On observe également une « horizontalization » avec le « ras le bol managérial » et la suppression de chefs. Sur les réseaux sociaux : l’expertise peut provenir d’un influenceur sur internet qui vient de nulle part !

Les entreprises sont aujourd’hui en recherche d’agilité, de flexibilité, de résilience. Dans le secteur du commerce, on note un changement qui tend à réhabiliter la relation commerciale dans une relation sociétale positive.

En 2022, le manager doit savoir décider avec clarté, bienveillance et exigence, d’autant plus que l’époque est au changement permanent et non plus constitué d’un début et d’une fin. Cette conduite du changement doit néanmoins s’accompagner d’une vision et d’une capacité à « rassurer » ; tâche souvent difficile notamment pour les manageurs commerciaux…

Et Isabelle Barth de conclure : il s’agit également d’« apprendre  à désapprendre », en « regardant les choses différemment », développer son leadership et enfin, donner du sens. Elle souligne l’importance de la sécurité psychologique dans la notion d’Esprit de Service : encourager toutes les initiatives en donnant le droit à l’erreur ; une approche qui devrait inspirer un peu plus les managers des équipes commerciales …

Esprit de Service France – Janvier 2023

 
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies uniquement à des fins statistiques et pour permettre le partage de pages sur les réseaux sociaux.