« Dans l’inquiétude, être résilient avec l’Esprit de Service », Jean-Yves Lépine, trésorier de l’association Esprit de Service France, répond à nos questions.

ESF : Le baromètre ESF 2020 a été marqué par de fortes tendances en lien avec la crise sanitaire. Depuis, le mode gestion de crise semble être devenu la norme. Comment cela s’est-il exprimé à travers les résultats du baromètre 2022 ?

Jean-Yves Lépine : Nous sommes dans un monde de plus en plus versatile, incertain, complexe et ambigu. On le note tous, quel que soit le domaine dans lequel on évolue.
Nous avons identifié dans cette édition un certain nombre de tendances qui peuvent apparaître comme contradictoires par rapport à l’enquête précédente, et dont on se rend compte que, finalement, elles ne sont peut-être qu’une façon de s’adapter à cette réalité qui bouge, à ces pages qui se tournent.
Nous avons été surpris cette année par le retour du « prix au plus bas ». Nous avions noté l’année passée un début de prise en compte des dimensions RSE, mais sur cette édition, la dimension RSE arrive au deuxième rang, juste après celle du prix. C’est une réalité dont nous devons tenir compte, nous nous accrochons à un modèle ancien en train de se déconstruire mais que nous n’osons pas lâcher. Repenser un monde différent, construit avec d’autres approches, d’autres règles, avec d’autres curseurs et d’autres indicateurs de ce qui est « bien », demande des efforts. Alors finalement on reste sur un monde dominé par l’hyper-consommation de masse, où l’on souhaite rester en capacité de consommer beaucoup et donc, produire beaucoup et tirer les prix les plus possible, sans prise en compte du bien commun et ni des limites de la planète. C’est une scorie d’un monde ancien qui a du mal à être lâché.

ESF : C’est assez pessimiste ! Non seulement le monde d’après n’existe pas, mais nous revenons au monde ancien ?

JYL : Je pense que le monde d’après commence à se construire par petites touches. Il apparaît encore comme incertain, mais il est vécu comme « souhaitable ». Les clés avec lesquelles nous avons bâti le 20e siècle (la production de masse …) ont été sur-valorisées, ce changement de paradigme qui s’annonce doit nous amener à autre chose : la protection, le soin, l’attention .. Les nouvelles générations n’ont d’ailleurs pas les mêmes mots clés pour construire leur avenir. La génération « Z » se bâtit sur le mot clé du bonheur, alors que les précédentes se bâtissaient plutôt sur celui de la réussite, sur le « je possède, donc je suis heureux ».
Ce n’est donc pas du pessimisme, mais il semble que l’on s’accroche à quelque chose que l’on connaît par peur de basculer dans ce qui est encore l’inconnu.
Les résultats des différents baromètres reflètent finalement ces allers/retours, ce mouvement de balancier… Cependant, les catastrophes de cet été nous amènent à toucher du doigt l’urgence liée au dérèglement climatique. On ne peut plus rester dans l’entre-deux. Il faut basculer dans un autre rapport à la consommation, au bien commun, à la notion de confort. Il faut s’inscrire dans une autre dynamique de consommation, plus responsable, plus durable.

ESF : Ce nouveau rapport à la consommation, au confort qui s’annonce, va forcément impacter la relation client. Quels en seront les effets les plus remarquables, les plus représentatifs ?

JYL : Je pense qu’on va avoir de plus en plus de clients qui vont attendre une relation partenariale, inscrite dans la durée, avec un engagement plus fort. Il va falloir construire sur une relation de confiance. Or celle-ci ne se donne pas immédiatement et une relation commerciale peut être cassée très simplement.
Concrètement, il va donc falloir être très vigilant sur l’excellence de la relation de façon à ce que les clients qui choisissent une marque, un partenaire ou un fournisseur aient envie de rester fidèles dans la durée. En fait, il faut retrouver la volonté du « temps long ».
Le sujet ne sera plus de « faire sa vente » en « faisant un coup ». Le sujet sera de garantir au client dans la durée une relation de confiance par laquelle l’entreprise, le partenaire ou le fournisseur pourra en permanence proposer la solution la plus intelligente et la plus pertinente pour le client.
Il y a deux dimensions majeures sur lesquelles il s’agit de travailler :
La dimension de la personnalisation : qu’est ce qui est différenciant chez nos clients ? Qu’est ce qui fait que telle solution lui convient et l’autre pas ? Il s’agit ici de comprendre le client dans sa diversité, sa singularité.
Seconde dimension, la pro-activité qui permet de se rendre compte que le client évolue, que ses attentes d’hier ne sont pas celles de demain. Il faut que les entreprises soient en capacité de comprendre ces évolutions et de proposer les bonnes solutions au bénéfice du client. Si cela crée de la valeur pour lui, il sera prêt à la partager avec l’entreprise. Il faut vraiment construire dans cette logique partenariale, y compris dans le BtoC.

ESF : Concrètement dans la relation client, comment cela s’articule-t-il ?

JYL : On est encore sur le sujet de la connaissance : bien connaître les clients, être en capacité de les laisser se découvrir, de façon à rendre possible la personnalisation. On crée ainsi avec eux une meilleure capacité d’échange et cela permet de proposer la bonne solution au bon moment, celle qui a du sens et qui est créatrice de valeur. Et tout cela, dans une logique de sobriété : il faut que les entreprises aient à cœur d’accompagner les clients à être dans cette juste consommation, avec le bon produit, sans gaspillage, ni superflu.
C’est aussi le sujet de la proactivité : les entreprises doivent comprendre les évolutions, voire dans certains cas les susciter, les organiser. Elles doivent être force de proposition avec de nouvelles approches, de nouvelles façons de faire.

ESF : Est-ce qu’aujourd’hui le client est demandeur de ce type d’approche ?

JYL : Ce n’est pas le cas de tous les clients et c’est bien pour cela que le baromètre illustre une sorte d’hésitation ! Il y a des comportements générationnels ; il y a également un certain nombre de clients qui aujourd’hui ne savent pas comment prendre le problème, comment agir concrètement. L’entreprise doit jouer le rôle de facilitateur, accompagner cette évolution et être prescripteur.
C’est l’exemple du « crédit mobilité » qui commence à être proposé dans le secteur de l’automobile : avoir le bon moyen de locomotion correspondant au bon moment et à mon juste besoin. Le client consomme du service plutôt que d’acheter un produit et par là-même, l’entreprise devient créatrice d’usages plutôt que vendeuse de produits.
Dans le secteur de l’énergie dont je fais partie, c’est accompagner à la sobriété – une notion pas forcément évidente. Un accompagnement bienveillant sur le sujet fait comprendre que non seulement la sobriété ne réduit pas le confort, mais qu’elle donne également le sentiment du « bien faire ».

ESF : Est ce que l’esprit de service contribue à la réponse ?

JYL : Oui, tout à fait ! Il s’agit à la fois d’une impérieuse nécessité de mettre en place une écoute et de créer une relation de confiance. Et c’est cela, l’esprit de service : personnalisation, pro-activité, anticipation des attentes clients, accompagnement, avec bienveillance et pédagogie.
En effet, je pense qu’il y a peut-être un certain nombre de personnes qui, de bonne foi, se trompent et finalement, c’est l’entreprise qui peut leur faire prendre conscience du service dont elles ont réellement besoin. Il est donc nécessaire de faire ce travail d’écoute, de pédagogie, de reformulation avec cette volonté d’être sur la juste solution, le juste service, le juste produit pour le client, dans sa réalité, ici et maintenant ; je crois beaucoup à la co-construction pour s’inscrire dans un temps plus long.

ESF : C’est donc une évolution ? L’esprit de service, être au-service, est donc désormais investi d’une mission pédagogique ?

JYL : Je pense que cela fait partie de ce qu’une entreprise doit à ses clients : les éclairer avec pédagogie et bienveillance sur des sujets sur lesquels elle a travaillé. On peut parfois avoir une vision “à l’ancienne” des entreprises, très “marketing”. Mais globalement, elles ont déjà changé ou sont en train de le faire car on ne peut plus vendre de fausses promesses. Par ailleurs, ce sera également une fierté pour l’entreprise de contribuer à ce que le basculement se fasse de façon intelligente, sereine et sans heurt. Il faut faire comprendre que le monde d’après n’est pas un renoncement, que l’écologie n’est pas punitive ; elle va nous montrer autre chose, elle va nous accompagner dans une autre relation à nous-mêmes et aux autres. Et l’esprit de service s’inscrit clairement dans cette thématique.

ESF : Qu’en est-il pour le collaborateur ? À l’heure où nous sommes tous de retour au bureau, même de façon hybride, l’esprit de service a-t-il toujours « son mot à dire » ?

JYL : J‘ai l’intime conviction qu’il ne peut pas y avoir de clients heureux s’il n’y a pas de salariés heureux. La réussite d’une bonne relation client dans la durée n’est possible que si les salariés sont eux-mêmes bien et ont compris que les entreprises les accompagnent non seulement dans les missions qu’elles leur confient, mais également dans leur capacité à construire progressivement leurs propres parcours. La finalité d’une entreprise, c’est de faire en sorte que l’ensemble des parties prenantes s’y retrouvent ! C’est le triptyque client- salarié – mais aussi actionnaire. Si ce dernier n’a pas la capacité de recevoir un dividende, de réinvestir pour innover dans ces nouvelles façons de faire, le client s’en ira et c’est la fin de l’entreprise … Il faut donc construire sur ce triptyque, avec des mots clés comme résilience – qui commence par la sobriété – et efficience, en offrant le même niveau et confort de service avec moins de matériaux, moins d’énergie.
Je pense que ce sont les conditions du temps long.
Concernant le collaborateur, la question du sens reste primordiale. On en revient aux fondamentaux du management : je comprends le sens de ma mission, je vois au-delà de mon action au quotidien, la contribution que j’apporte à un “tout” qui, même s’il me dépasse, m’embarque et me motive. Qu’est-ce que vous faites ? « Je taille une pierre » ou « je construis une cathédrale » ? Il faut avoir cela en tête et en permanence dans un modèle managérial : donner du sens, mettre en perspective, laisser à chacun le degré d’autonomie qui correspond à son échelle. L’expérience salariée qui vient en regard de l’expérience client est ainsi positive. On retrouve le triptyque de ce qu’est le modèle Esprit de Service France où l’on construit sur l’excellence opérationnelle, complétée par l’excellence relationnelle, embarquée et dynamisée par une excellence managériale. C’est l’ensemble qui crée les conditions de la réussite.
Pour conclure, on peut avoir la tentation de s’accrocher au monde ancien tel qu’on le connaît, parce qu’un monde futur serait utopique, ou trop incertain, mais je pense qu’il ne faut pas avoir peur. Si nous n’y allons pas de façon pro-active, nous serons contraints d’y aller de façon réactive et ce sera beaucoup plus douloureux. Il faut s’inscrire de façon volontariste dans ce monde nouveau, dans cette nouvelle relation de l’humain avec lui-même, avec la planète qui le porte et se réinscrire dans le temps long, c’est ça le sujet.

Philippe Faure pour Esprit de Service France – Novembre 2022

PARTAGER
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies uniquement à des fins statistiques et pour permettre le partage de pages sur les réseaux sociaux.